
Les échos du Loriot
Le podcast qui donne la parole aux passionnés de nature de tous horizons !
Ce podcast présente des traductions françaises d'interviews réalisées avec des journalistes, scientifiques et naturalistes qui parlent anglais ou japonais.
Découvrez ou redécouvrez des animaux, des plantes, et des problématiques de l'écologie, à travers de nouveaux points de vue !
Les échos du Loriot
02 - Le castor, sauveur méconnu de Yellowstone (2/3) avec Ben Goldfarb
Ben Goldfarb, journaliste américain auteur d'un livre sur le castor, continue de nous détailler tous les services écosystémiques rendus par cet animal hors du commun. Il nous explique comment le castor a façonné le paysage américain et comment il peut encore participer à régénérer des écosystèmes dégradés, comme celui du parc national de Yellowstone.
Crédits :
- Musique "Sunday Coffee" de Rebecca Mardal.
- Illustrations par Rohith W.
- Avec la voix de Robin Grimaldi.
Les Échos du Loriot, le podcast qui donne la parole aux passionnés de nature de tous horizons !
Épisode 02
Geoffrey
Bonjour à toutes et à tous ! Ravi de vous retrouver pour un nouvel épisode des Échos du Loriot. Aujourd’hui, je vous propose de continuer notre série sur le castor en retrouvant Ben Goldfarb, un journaliste américain qui a écrit un livre sur la vie secrète de cet animal. Pour rappel, cette interview a été traduite de l’anglais par mes soins, et le doublage français de notre invité est assuré par Robin Grimaldi. Sans plus tarder, il est temps de retourner sur le terrain !
Transition
Geoffrey
– Bonjour Ben !
Ben
– Bonjour Geoffrey !
Geoffrey
– Nous voilà de retour dans le Colorado, devant cet étang à castors qui vous est si cher. La dernière fois, vous nous avez parlé du quotidien de ce rongeur, et vous avez commencé à évoquer tous les services qu’il peut nous rendre. Pour commencer ce deuxième épisode, je me demandais si vous aviez quelques anecdotes, ou des détails insolites sur la biologie du castor.
Ben
– J’en ai des tas ! C’est vraiment un animal incroyable avec des adaptations remarquables à cette niche écologique qu’il occupe. Par exemple… si vous regardez les dents d’un castor de plus près, vous verrez souvent qu’elles sont orange, et c’est parce qu’elles sont chimiquement renforcées avec du fer. Ils trouvent cet élément dans leur nourriture, et évidemment c’est bien utile quand on passe sa vie à couper du bois avec ses dents. Sinon, on peut aussi citer le fait qu’ils ont une deuxième paire de paupières, des paupières transparentes qu’on appelle les membranes nictitantes…
Geoffrey
– Ah, mais c’est comme chez les oiseaux, alors !
Ben
– Oui, on retrouve ça chez beaucoup d’oiseaux aussi. Pour les castors, on peut dire que ça leur sert de lunettes de plongée pour protéger leurs yeux sous l’eau. Et une des adaptations les plus frappantes est qu’ils ont des lèvres supplémentaires situées derrière leurs incisives, elles peuvent donc se refermer pendant qu’ils tiennent un rondin de bois entre les dents, et ainsi, ils peuvent transporter du bois sous l’eau sans se noyer !
Geoffrey
– Ah oui ! C’est vrai qu’on aurait du mal à plonger avec un bâton entre les dents sans cet équipement…
Ben
– Oui, n’essayez pas chez vous…
Geoffrey
– En parlant d’anecdotes, je me souviens en avoir vu une assez originale dans votre livre. Vous expliquiez comment certains bénévoles dans des centres de soin peuvent identifier le sexe des castors.
Ben
– (rire gêné) Oui, je vois… En fait, on ne peut pas juste regarder un castor et dire s’il est mâle ou femelle. Les parties génitales des mâles sont internes, ce qui est plutôt logique. Quand on passe sa vie à nager, il vaut mieux réduire au maximum les appendices gênants… Donc le seul moyen de différencier les mâles des femelles sur le terrain est de sentir… leurs sécrétions anales. Les castors ont un excellent odorat et sécrètent toutes sortes d’huiles et de substances pour marquer leur territoire et envoyer des messages aux autres castors. Et si on sent ces sécrétions, on est capable de dire lesquelles viennent d’un mâle et lesquelles viennent d’une femelle. Un castor mâle aura plutôt une odeur d’huile de moteur… et une femelle sentira plutôt le fromage… et j’imagine que vous êtes plutôt des connaisseurs de cette odeur en France (rire).
Geoffrey
– Oui on peut dire ça…
Ben
– Mais en tout cas, c’est vraiment une technique éprouvée qui fonctionne très bien, et…
Geoffrey
– C’est quand même étonnant que même nous les humains soyons capables de faire cette différence alors que notre odorat est bien plus faible que beaucoup d’animaux.
Ben
– Eh oui ! Vous savez, je sers parfois de guide pour des promenades autour d’étangs à castors, et on voit souvent des genres de “monticules odorants” que les castors construisent avec de la boue et des feuilles. Ils mettent ça près de l’eau et ils arrosent ces monticules avec leurs sécrétions. Donc on peut les trouver assez facilement quand on marche près d’un cours d’eau et qu’on connaît les bons emplacements. Et quand je guide des gens, ils sont un peu sceptiques, ils me demandent : “on peut vraiment faire la différence ?”, alors je leur fais sentir ces monticules et ils font : “Ah oui, c’était clairement un mâle…”
Geoffrey
– Donc c’est tellement fort que ça persiste dans le temps ! Vous n’avez même pas besoin d’avoir le castor devant vous.
Ben
– Exactement !
Geoffrey
– Après ces petites anecdotes, je vous propose d’approfondir le rôle des castors dans les écosystèmes. Vous écrivez dans votre livre qu’il y a quelques siècles, l’Amérique du Nord aurait pu s’appeler “Beaverland”, donc “Castorland” en français, vous pouvez expliquer pourquoi ?
Ben
– C’est vrai, en fait ce terme de “Castorland” a été proposé par Frances Backhouse, une écrivaine canadienne qui a écrit un très bon livre sur les castors, qui s’appelle “Once they were Hats”.
Geoffrey
– En français on pourrait dire “Avant, ils étaient des chapeaux”. J’imagine que ça fait référence au commerce des fourrures.
Ben
– Tout à fait, et quand elle parle de “Castorland”, elle veut vraiment exprimer à quel point cet animal était omniprésent, il prospérait partout et il avait une grande influence sur le paysage. L’Amérique du Nord avait plusieurs centaines de millions de castors quand les Européens sont arrivés, ça veut donc dire qu’il y avait des centaines de millions de barrages, d’étangs qui stockaient l’eau, irriguaient les alentours… Et quand j’ai écrit mon livre, j’ai parcouru des vieux carnets de trappeurs, d’explorateurs, et toutes sortes de sources pour essayer de comprendre à quoi ressemblait ce continent quand il y avait autant de castors, et c’était incroyable de découvrir que des endroits qui sont littéralement désertiques aujourd’hui, dans le Wyoming, dans l’Utah… Ces endroits étaient auparavant des marais luxuriants et pleins de vie… Quand Lewis et Clark ont exploré l’ouest des États-Unis, ils ont décrit des barrages de castors dans presque tous les cours d’eau, le moindre affluent était riche en castors. Donc “Castorland” est vraiment cet endroit qui a été créé et façonné par ces rongeurs si abondants, et bien sûr quand on a exterminé des centaines de millions de castors, à partir des années 1600, on a profondément modifié le paysage. Les barrages sont tombés en ruines, les étangs ont disparu, les cours d’eau ont subi l’érosion… Donc dans mon livre, j’essaie vraiment d’exprimer à quel point les castors ont été importants pour le paysage américain.
Geoffrey
– C’est assez incroyable de se dire que les humains ont pu avoir un impact aussi grand sur un continent en si peu de temps.
Ben
– L’impact des trappeurs a été assez dramatique en effet, mais on peut signaler qu’un déclin assez similaire des castors s’est produit en Europe. C’était certainement plus progressif, mais les castors européens ont atteint des effectifs encore plus bas que les castors américains. Aux États-Unis, les castors ont été exterminés dans de nombreux états, mais il y en avait toujours au Canada et dans des coins reculés, donc je pense que les castors européens ont été bien plus proches de l’extinction. En Europe, il ne restait plus que 1000 castors au début du XXe siècle.
Geoffrey
– C’est vrai, j’ai lu qu’ils avaient quasiment disparu en France et qu’il ne restait qu’une population de quelques dizaines d’individus dans le Rhône. Apparemment ils ne construisaient pas de barrages et creusaient juste des terriers dans les berges, donc ils étaient plus discrets. En tout cas ils étaient les derniers survivants avant les réintroductions.
Ben
– Oui, ils étaient au bord de l’extinction.
Geoffrey
– Aujourd’hui, il y aurait environ 20 000 castors en France. C’est un beau progrès, mais toujours beaucoup moins que dans beaucoup d’états américains, j’imagine.
Ben
– C’est vrai, c’est certainement plus bas que dans beaucoup d’états. Mais on ne sait pas précisément combien de castors on a. Dans le Colorado, je pense qu’on en a facilement plus de 20 000. Et on estime qu’il y en aurait environ 15 millions dans l’ensemble des États-Unis.
Geoffrey
– En comparaison, sur l’ensemble de l’Europe, on estime qu’il y en a seulement 1,5 millions. Donc 10 fois moins de castors pour une surface pourtant similaire aux États-Unis.
Ben
– La différence est nette, oui.
Geoffrey
– On a parlé brièvement des services écosystémiques rendus par les castors. Cette notion de “service écosystémique” fait un peu débat, parce qu’elle consiste à attribuer une valeur financière à des organismes pour justifier leur protection, mais je pense que dans le cas des castors il y a beaucoup à dire sur le sujet. Est-ce qu’on peut parler plus en détail de ces services qu’ils nous rendent ?
Ben
– Oui, bien sûr. Comme on l’a dit, les castors créent des étangs et des zones humides. Et ces endroits sont d’une importance majeure pour plein de raisons. On a déjà un peu parlé de la lutte contre les inondations, mais ici, dans le Colorado, on a un problème tout autre. Comme dans d’autres états de l’Ouest, nos apports en eau dépendent beaucoup de la neige. Elle s’accumule pendant l’hiver, puis elle fond progressivement tout au long de l’été et de l’automne,, et c’est cette fonte progressive qui permet de garder un certain niveau d’eau dans nos rivières tout au long de l’année. Mais à cause du changement climatique, il fait plus chaud et sec. On a moins de neige, et davantage de précipitations sous forme de pluie, et quand c’est de la pluie qui tombe, elle traverse juste le paysage sans s’arrêter et ne reste pas disponible toute l’année. Donc comme on perd notre couverture neigeuse, on a besoin d’un autre moyen de conserver de l’eau dans le paysage toute l’année. Et ça tombe bien, parce que les castors construisent des milliers de réservoirs qui peuvent stocker de l’eau et la libérer progressivement. Quand on regarde un étang à castors, on voit toute l’eau à la surface, mais on ne se rend pas forcément compte de la quantité d’eau qui passe dans le sol et qui recharge les nappes phréatiques. Il y a en fait beaucoup plus d’eau stockée sous terre. Donc cette fonction de lutte contre la sécheresse est vraiment importante aux États-Unis.
Geoffrey
– Je vois, donc les étangs à castors ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il se passe plein de choses en sous-sol.
Ben
– Exactement. Sinon, un autre service majeur que je cite souvent, c’est l’amélioration de la qualité de l’eau. Les rivières transportent toutes sortes de polluants, comme les nitrates et les phosphates déversés par l’agriculture, les pesticides, les herbicides… Ici, dans le Colorado, c’est un état historiquement très minier, donc il y a encore beaucoup de métaux lourds, le cadmium, le zinc, le cuivre… Donc on a cette rivière pleine de polluants, et quand elle atteint un étang à castor, le courant ralentit et les polluants en suspension dans l’eau peuvent tomber au fond de l’étang et se faire enterrer sous des couches de sédiments. Forcément, la qualité de l’eau en aval est bien meilleure. Donc on peut voir aussi les barrages de castors comme des filtres anti-pollution.
Geoffrey
– C’est étonnant ! On aurait tendance à sous-estimer la diversité de services que ces castors peuvent nous rendre.
Ben
– C’est vrai, et la liste ne s’arrête pas là. On peut aussi citer la séquestration du carbone qui est un autre service majeur. Ces étangs capturent beaucoup de matière organique qui est stockée dans les sédiments au fond de l’eau. On a donc un vrai puits de carbone qui aide à lutter contre le changement climatique.
Geoffrey
– Ah oui, là on a vraiment des couteaux suisses des services écosystémiques, il y en a pour tous les goûts !
Ben
– On peut le dire, oui. En fait, on commence à peine à comprendre l’ampleur de tous les services rendus par les castors. Il y a encore beaucoup de mécanismes à étudier et à comprendre.
Geoffrey
– Pour continuer sur l’effet des castors sur les écosystèmes, vous parlez dans votre livre d’une célèbre vidéo sur Youtube intitulée “Comment les loups changent les rivières”, qui parle de la réintroduction des loups dans le parc national de Yellowstone et de comment ils ont aidé l’écosystème à retrouver son équilibre. Pour faire simple, l’écosystème souffrait d’une surabondance d’herbivores, surtout les cerfs, qui broutaient la végétation et empêchaient sa régénération. Mais la prédation des loups a aidé à réguler les populations d’herbivores et à modifier leur comportement, ce qui aurait favorisé la régénération de la végétation et aidé le retour de nombreux animaux. Vous dites dans votre livre que cette vidéo est incomplète, qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Ben
– Oui, cette vidéo est bien connue chez les passionnés de nature, et je pense qu’elle est incomplète sur plusieurs points. D’abord, elle mentionne bien les castors, mais elle en dit trop peu à leur sujet, on donne vraiment le rôle principal aux loups. Bien sûr, les loups ont joué un rôle, mais un des effets les plus importants qu’ils ont eu est d’aider les castors à revenir. Les loups ont réduit l’activité de broutage des cerfs et ont permis à la végétation du bord des cours d’eau de se régénérer, ce qui a favorisé le retour des castors. Mais ce sont bien les castors, les agents des plus grosses transformations. En fait, avant même la réintroduction des loups à Yellowstone, des castors ont été réintroduits dans une région voisine, c’est à partir de là qu’ils ont pu faire leur retour. Personne ne parle de cette réintroduction de castors, mais elle a eu une importance aussi grande, si ce n’est plus grande que la réintroduction des loups.
Ensuite, je pense que cette vidéo est incomplète parce qu’elle ne raconte pas toute l’histoire. Bien sûr, la réintroduction des loups a aidé à restaurer certains cours d’eau. Mais il y a un certain nombre de cours d’eau à Yellowstone qui ne se sont pas régénérés. Pourquoi ? Parce que sans les castors, ces rivières ont atteint un tel état de dégradation qu’il est difficile de les restaurer. Dans un cours d’eau en bonne santé avec beaucoup de barrages de castors, tous ces barrages agissent comme des ralentisseurs, ils réduisent la vitesse du courant et répandent l’eau dans la plaine, mais si on enlève ces barrages, il n’y a plus rien pour ralentir l’eau qui déboule à pleine vitesse, donc les berges s’érodent et on obtient des cours d’eau très encaissés, ça fait comme un petit canyon avec une rivière au fond et 4 ou 5 mètres de parois verticales. Et quand un cours d’eau atteint cet état d’érosion, il n’est pas facile de le restaurer. Les castors ne peuvent pas vraiment construire un barrage dans ce genre de configuration. Un barrage va avoir du mal à répandre l’eau dans la plaine avec un tel dénivelé. Et donc à Yellowstone, certaines rivières sont tellement érodées à cause de l’absence des castors depuis le XXe siècle, qu’elles n’ont pas été restaurées malgré le retour des loups et des castors.
Geoffrey
– Je vois, donc les choses ne sont pas si simples. On comprend vraiment le rôle essentiel des castors dans les écosystèmes. Vous écrivez aussi dans votre livre que certains gestionnaires de parcs ou réserves mettent en place des barrages de castors artificiels pour profiter de leurs avantages et aider les castors à revenir.
Ben
– Absolument ! Ces barrages artificiels peuvent être un bon coup de pouce dans le démarrage du processus de restauration et favoriser le retour des castors. Les humains peuvent construire un petit barrage en bois qui commence à retenir un peu d’eau et qui aide le lit de la rivière à se reformer. L’endroit peut alors devenir plus hospitalier pour des castors. Donc cette idée d’imiter les barrages de castors pour stimuler leur retour est assez populaire dans l’ouest des États-Unis, et j’ai lu que les européens s’y intéressent également de plus en plus.
Geoffrey
– C’est vraiment une méthode ingénieuse, j’espère que ça continuera d’inspirer d’autres gestionnaires d’espaces naturels.
Ben, je vous propose d’en rester là pour aujourd’hui, on a appris beaucoup de choses au sujet des services rendus par les castors, c’était vraiment instructif, merci à vous !
Ben
– Merci Geoffrey, c’était un plaisir !
Geoffrey
– Chers auditeurices, n’oubliez pas que vous pouvez poser vos questions à Ben en commentaire si vous souhaitez approfondir un sujet qu’on a abordé.
Ben
– Oui, n’hésitez pas !
Geoffrey
– Voilà qui conclut cet épisode des Échos du Loriot, merci à vous de nous avoir suivis ! On se retrouve dans le prochain épisode pour la troisième et dernière partie de cette interview ! D’ici là portez-vous bien, et restez à l’écoute de la nature !